Il y a 25 ans les Accords de Dayton mettaient fin à la guerre en ex-Yougoslavie

Le 14 décembre 1995, les accords de paix négociés à Dayton aux États-Unis sont signés à Paris et mettent fin à quatre années de guerre sanglante en ex-Yougoslavie. Cette guerre civile entre les peuples qui ont vécu ensemble depuis le début du XXe siècle, a provoqué plus de 100 000 morts et plusieurs millions de réfugiés. Comment la Yougoslavie de Tito, qui était un exemple mondial de la vie commune entre les peuples, a fini par se disloquer et sombrer dans le conflit ? 

Le président serbe Slobodan Milosevic (G) serre la main du président croate Franjo Tudjman (C), à côté du président bosniaque Alija Izetbegovic (2e D) et, en arrière-plan, de gauche à droite, les chefs d'État Felipe Gonzalez, Bill Clinton, Jacques Chirac, Helmut Kohl et John Major lors de la signature de l'accord de paix sur la Bosnie à Paris, le 14 décembre 1995. © Gérard Julien / AFP

 

 

C’est à l’issue de la Première Guerre mondiale que le pays voit le jour. Le 1er décembre 1918 est proclamé le Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes comme le résultat d’une volonté des Slaves du sud de s’unir dans un seul État. Le nom de la Yougoslavie, qui littéralement signifie le pays des Slaves du sud, est choisi en 1929 lors du changement de la constitution. La monarchie est dirigée par la dynastie serbe des Karadjordjevic, ce qui n’était pas du goût des courants nationalistes de toute origine. En 1941, lorsque les troupes allemandes envahissent les Balkans, le royaume yougoslave éclate, le roi se réfugie en Angleterre et la résistance communiste s’organise contre l’occupant nazi.   

Josip Broz Tito, d’origine croate, est à la tête du mouvement et parvient à mobiliser une grande partie de la population de toutes les régions du pays des Slaves du sud. Les partisans (partizani) remportent plusieurs grandes victoires face aux Allemands et parviennent à libérer une grande partie du territoire qu’occupait le défunt royaume. Le 29 novembre 1943 à Jajce, une petite ville libérée en Bosnie, Tito proclame la Yougoslavie démocratique fédérative qui deviendra, à la libération en 1945, la République fédérative populaire de Yougoslavie. Ce n’est qu’en 1963, lors de la nouvelle constitution, que le pays reçoit son nom définitif : la République fédérative socialiste de Yougoslavie. Elle regroupe en son sein la Slovénie, la Croatie, la Bosnie-Herzégovine, la Serbie, le Monténégro et la Macédoine ainsi que deux provinces autonomes, la Voïvodine et le Kosovo, rattachées à la Serbie.   

Tito trace son chemin  

En 1948, le régime communiste de Tito, qui a reçu l’aide de l’armée rouge soviétique pour libérer définitivement le pays, refuse à Staline de se joindre au bloc de l’Est, s’attirant ainsi les foudres de Moscou qui rompt les relations entre les deux pays. Tito souhaite préserver l’indépendance totale dans la guerre froide naissante et il mène son pays progressivement vers la voie du Mouvement des non-alignés dont il est le créateur, avec Nehru et Nasser, pendant la Conférence de Belgrade le 1er septembre 1961.   

Le président yougoslave, le maréchal Josip Broz Tito (1892-1980) à Belgrade, le 1er avril 1953. © Yogofoto / AFP

 

 

Lors de ses grands discours, Tito répète sans cesse que « La Yougoslavie a six Républiques, cinq nations, quatre langues, trois religions, deux alphabets et un seul parti. » Cette incroyable mosaïque reflète une situation très complexe sur le terrain parmi les nations (narodi) : les Slovènes de religion catholique et de langue slovène en Slovénie, les Croates catholiques de langue serbo-croate en Croatie, les Serbes et les Monténégrins de langue serbo-croate et de religion orthodoxe ou parfois musulmane, les Macédoniens de langue macédonienne et de religion orthodoxe. En Bosnie-Herzégovine, la nationalité et la religion ont fusionné en 1961 quand Tito a accordé le statut de « nation » aux musulmans vivant majoritairement dans cette république fédérale. Mais la Yougoslavie comporte aussi un grand nombre de minorités reconnues (narodnosti), comme les Albanais du Kosovo et en Macédoine, les Hongrois et les Slovaques en Voïvodine, les Bulgares en Serbie et une bonne dizaine d’autres minorités vivant dans tous les coins du pays. Les seuls territoires un peu plus homogènes où vivent une grande majorité de population issue d’un seul peuple sont la Slovénie et le Kosovo, majoritairement peuplées d’Albanais. Ailleurs, une importante minorité de Serbes vit dans le sud-ouest et dans l’est de la Croatie, tandis que la composition ethnique en Bosnie-Herzégovine est tout aussi variée : Musulmans, Serbes, Croates, juifs, Roms, Ukrainiens, Hongrois, Slovaques et bien d’autres.   

 

Un président à la main de fer  

Le Maréchal Tito sait que cette grande mosaïque représente aussi une bombe à retardement, car le moindre réveil des nationalismes et des blessures vécues lors de la Deuxième Guerre mondiale peut être fatal à son pays. D’une main de fer, il conduit une politique en éliminant tous les mouvements dissidents anticommunistes ou pro-russes et chasse les idéologies nationalistes. Après le « non » historique à Staline, des dizaines de milliers de personnes purgent une importante peine sur l’île déserte de Goli Otok en mer Adriatique, pour avoir simplement exprimé leur affection envers le maître de Moscou. Le père des peuples yougoslaves ne peut plus continuer à centraliser le pouvoir et fait face à une situation économique désastreuse avec une inflation galopante. En 1974, Tito se résout à changer de nouveau la constitution en s’engageant sur le modèle économique de l’autogestion. Mais surtout, il décentralise le pouvoir afin d’abaisser les tensions sur les questions nationales. Mais en accordant plus de pouvoir aux républiques et aux provinces constituantes garantissant une évolution démocratique, Tito a finalement renforcé l’identité nationale des républiques, mais pas de la Yougoslavie fédérale.   

Et c’est après sa mort, le 4 mai 1980, que le mécanisme yougoslave commence à s’enrayer. Au pouvoir succède une présidence collégiale, élisant un représentant de chaque république pour un an et à tour de rôle afin de continuer la voie tracée par Tito. Mais très rapidement, le pays s’avère difficile à gérer.   

La poussée des nationalismes  

En 1981, la majorité albanaise dans la province autonome serbe du Kosovo réclame le statut de république. Les manifestations massives des Albanais sont violemment réprimées et réveillent les sentiments nationalistes, plus particulièrement parmi les Serbes, les Croates, les Slovènes ou les Musulmans. Dans un premier temps, les nationalistes serbes estiment que les minorités serbes dans la province du Kosovo sont en danger. Ils prétextent que de nombreuses familles serbes quittent cette région pour s’installer en Serbie. En 1986, l’Académie serbe des sciences et des arts publie un mémorandum et qualifie la constitution de 1974 d’antiserbe et remet en cause le découpage territorial en républiques réalisé par Tito. Et surtout, ce mémorandum avance l’idée de la Grande Serbie : renforcer le rôle de la Serbie au sein de la Fédération ou bien la démanteler pour créer un nouvel État dans lequel vivront tous les Serbes. C’est en Slobodan Milosevic, le chef du Parti communiste serbe, que les nationalistes voient l’homme de la situation. Dès son arrivée à la tête de la présidence de la République de Serbie en 1989, il remet en cause le statut autonome des provinces serbes du Kosovo et de la Voïvodine. Les Albanais du Kosovo se révoltent, Milosevic proclame l’état d’urgence dans la province et supprime leur statut d’autonomie. Le climat est très tendu car les actions du président serbe exaspèrent les Croates et les Slovènes qui ne voient plus leur avenir qu’au sein d’une confédération ou bien dans des États indépendants.   

 
Slobodan Milosevic, leader du Parti communiste serbe, fait campagne pour l'abolition du statut autonome du Kosovo devant des milliers de personnes à Belgrade, le 19 novembre 1988. © Patrick Hertzog / AFP

 

Le XIVe et le dernier Congrès de la Ligue des communistes yougoslaves se réunit en janvier 1990. Milosevic et les communistes serbes tentent d’imposer leurs vues sur l’avenir de la Yougoslavie, mais les représentants croates et slovènes n’étant absolument pas d’accord, ils quittent définitivement la réunion. C’est le début de l’agonie de la Yougoslavie de Tito.   

La victoire des nationalistes aux élections  

À l’instar des anciens pays issus du bloc soviétique après la chute du mur de Berlin, les républiques yougoslaves organisent les premières élections libres. En avril 1990, d’abord en Slovénie, les électeurs choisissent Milan Kucan, un réformateur communiste qui a promis de conduire son pays vers l’indépendance. Un mois après en Croatie, c’est l’Union démocratique Croate (HDZ), un parti ouvertement nationaliste, qui gagne et porte à la présidence Franjo Tudjman.   

À l’automne, en Bosnie-Herzégovine, les partis nationalistes issus des trois communautés (Musulmans, Serbes et Croates) arrivent en tête. Alija Izetbegovic du Parti de l’action démocratique obtient le plus de voix et devient le président. Les tensions montent encore d’un cran, car les Serbes dénoncent la volonté du président élu d’engager la Bosnie vers l’indépendance. Le leader des Serbes de Bosnie, Radovan Karadzic, attise le feu en rappelant le passé sombre du président Izetbegovic pendant la Seconde Guerre mondiale, ainsi que sa condamnation à 14 ans de prison pour « nationalisme musulman visant à faire de la Bosnie un État islamique » suite à la publication en 1970 de la Déclaration islamique.   

En Serbie, sans grande surprise, Slobodan Milosevic remporte largement les élections et s’engage sur une voie où « tous les Serbes vivraient dans un seul État ». La Yougoslavie n’avait plus que quelques mois à vivre en présageant une mort violente.  

Le début de la guerre  

En mai 1991, même si les institutions fédérales n’ont plus aucune importance pour les nouveaux pouvoirs en place dans les républiques yougoslaves, les Serbes refusent que la présidence collégiale de la Yougoslavie soit assurée par le Croate Stipe Mesic qui devait occuper ce poste pour un an selon la règle de la présidence tournante. Peu de temps après, le 25 juin, à l’issue d’un référendum, la Slovénie et la Croatie proclament leur indépendance. Immédiatement reconnues par les grandes puissances occidentales, les deux nouveaux pays doivent se défaire de l’armée fédérale yougoslave qui se trouve sur leur territoire et qui tente d’empêcher la sécession. Les combats démarrent aussitôt en Slovénie et durent une dizaine de jours, jusqu’à la décision prise par l’état-major de l’armée fédérale de retirer ses troupes. Mais en Croatie, les choses s’avèrent beaucoup plus compliquées. Les populations serbes de Croatie, dans la région de Krajina, au sud-ouest du pays, ainsi que dans la Slavonie à l’est, proclament à leur tour la République Serbe de Krajina, craignant que le nouveau pouvoir en Croatie ne leur réserve le même sort que celui de la Croatie indépendante lors de la Deuxième Guerre mondiale. L’armée yougoslave se retire officiellement mais laisse la plupart de son armement aux Serbes, tandis que les forces croates tentent de mettre fin à la rébellion. Les combats font rage pendant de longs mois. Certaines villes sont complétement détruites à l’instar de la ville de Vukovar à l’est du pays.   

Vukovar en novembre 1991, après 3 mois de combats entre les forces armées croates et l'armée fédérale yougoslave qui a complètement détruit la ville croate et tué des milliers de civils. © Antoine Gyori/Sygma via Getty Images.Légende

 

Pendant ce temps, en Bosnie-Herzégovine, les indépendances de la Slovénie et de la Croatie, ainsi que les guerres qui les ont suivies aussitôt mettent le pays dans une situation extrêmement délicate. La population est complétement divisée : les Serbes (32 % de la population) souhaitent rester dans la Fédération yougoslave alors que la majeure partie des Musulmans (bosniaques) et des Croates (64 % de la population) souhaitent prendre la voie de l’indépendance. Elle est initiée par le président Alija Izetbegovic avec la déclaration de souveraineté du 15 octobre 1991. Mais la Communauté européenne charge l’ancien ministre de la Justice français Robert Badinter de constituer une commission afin de vérifier si cette déclaration d’indépendance de la Bosnie peut être reconnue légalement. Badinter rédige un rapport selon lequel «la Bosnie-Herzégovine ne peut être reconnue comme État indépendant par la communauté internationale que si un référendum national réclame cette reconnaissance ». Ce référendum a finalement lieu le 29 février et le 1er mars 1992, conformément à la constitution yougoslave et aux exigences de la commission Badinter. Mais il est boycotté par un tiers de la population, c’est-à-dire par les Serbes de Bosnie. Le reste de la population, les Bosniaques et les Croates, s'exprime à 99,4 % pour l'indépendance du pays. Les Serbes refusent les résultats du référendum et, sous les ordres de Radovan Karadzic, encerclent et bloquent la capitale Sarajevo pendant quelques jours.  

Le siège de Sarajevo  

Finalement, le 6 avril, la communauté internationale reconnait l’indépendance de la Bosnie-Herzégovine et provoque la colère des forces serbes qui commencent à bombarder la ville depuis les montagnes environnantes. Durant trois années suivantes, Sarajevo est assiégée et quasiment impossible à quitter : la nourriture est rare, le chauffage et les denrées vitales impossibles à trouver.   

Des civils bosniaques fuient les tirs d'un sniper dans les rues de Sarajevo, le 2 août 1992. © Patrick Robert/Sygma/CORBIS/Sygma via Getty.Légende

 

Les combats font rage également dans le reste de la Bosnie-Herzégovine provoquant de nombreuses victimes et plus d’un million de réfugiés. Les massacres, les viols ou les exécutions font partie du quotidien. La communauté internationale est impuissante et n’arrive pas à conclure le moindre cessez-le-feu durable entre les belligérants. En juillet 1995, le massacre de plusieurs milliers de bosniaques par les forces serbes à Srebrenica fait réagir l’OTAN. L’alliance bombarde les positions serbes autour de Sarajevo et d’autres enclaves encerclées. Parallèlement, les forces croates et l’armée bosniaque lancent des offensives et récupèrent les territoires tenus par les Serbes dans la Krajina en Croatie et dans l’ouest de la Bosnie. Ces combats poussent plus de 200 000 réfugiés serbes sur la route d’exode, essentiellement vers la Serbie.   

Vers les accords de paix  

Face aux nombreux échecs de l’Union européenne à mettre un terme à la guerre en ex-Yougoslavie, c’est l’administration américaine qui décide de prendre les choses en mains. Le président Bill Clinton et l’émissaire spécial de Washington dans les Balkans, Richard Holbrooke, imposent un cessez-le-feu de 60 jours dans la région et invitent tous les acteurs de la guerre en ex-Yougoslavie à se rendre à la base militaire aérienne Wright Patterson près de Dayton dans l’État de Ohio aux États-Unis. Le 1er novembre 1995, Slobodan Milosevic, Franjo Tudjman et Alija Izetbegovic, accompagnés de leurs plus proches collaborateurs et conseillers, entament les négociations. Le plus grand désaccord porte sur le tracé des futures frontières. Chaque jour de nouvelles cartes sont proposées et aussitôt refusées par les uns ou les autres. C’est finalement au bout de trois semaines, le 21 novembre, tard dans la nuit et après quelques verres de whisky, que d’un seul coup, Milosevic tend la main à Izetbegovic et accepte la dernière proposition, même si elle est moins avantageuse pour les Serbes que les précédentes. La Bosnie est finalement partagée en deux entités : la Fédération croato-bosniaque avec 51 % du territoire et l’entité serbe – la Republika Srpska avec 49 %.  

Le document est rédigé et finalement signé lors d’une cérémonie solennelle organisée au Palais de l’Élysée à Paris le 14 décembre 1995. Slobodan Milosevic, Franjo Tudjman et Alija Izetbegovic apposent leur signature sur l’accord de paix aux côtés du président français Jacques Chirac, le chancelier allemand Helmut Kohl, le président américain Bill Clinton, le Premier ministre britannique John Major et d’autres hauts représentants des grandes puissances.  

Même si les accords signés ne sont pas parfaits, ils ont permis de mettre fin à cette guerre fratricide qui, durant quatre années, a provoqué plus de 100 000 morts. Les forces de l’ONU pendant de longues années ont pour mission de faire respecter les engagements signés et d’éloigner la possibilité de reprise du conflit. Depuis 25 ans, les moindres tentatives de modifier ou améliorer les accords de Dayton provoquent des fortes crises politiques en Bosnie-Herzégovine et dans les entités respectives. Les institutions sont nombreuses et compliquées à gérer, l’économie est désastreuse et la population a toujours du mal à cohabiter, car les courants nationalistes sont toujours bien ancrés au pouvoir. La signature à Paris a incontestablement apporté la paix, mais un long travail reste à faire pour stabiliser ce pays très fragile.  

 

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